Forêt




Ma chère Demoiselle Humbert,

Votre absence me cause bien des tracas. Vous savoir seule dans cette jungle sauvage, entourée de ces singes hurleurs, de ces reptiles à longue langue et de ces indigènes cannibales, armée seulement de cette courageuse petite féline d’Ernestine, ne manque pas d’alimenter mon inquiétude pour vous, belle, élégante et si fragile Charlotte. J’espère vous faire sourire en tous cas, lorsque mes lettres arrivent à vos yeux, qu’elles sont une petite lumière dans l’obscurité de cette forêt nocturne. Le fil d’Ariane, a beau être pratique dans les labyrinthes Minoens, dans les forêts profondes celui-ci a vite fait de se faire découper par les ronces qui jonchent son sol. Plus de liens, plus qu’un fil rompu pendant au bout de la main, dernière présence de l’autre, dernier vestige de la mémoire, minuscule dans sa matérialité, mais puissante dans sa spiritualité. Un morceau arraché par la forêt, mais un morceau qui reste noué à votre main. Seule dans ce paysage hostile impossible de retrouver son chemin, retourner en arrière n’aboutit qu’à tourner en rond, changer de direction n’accentue que le zigzag labyrinthique du piège végétal. La forêt est un monstre qui fait peur par sa ressemblance consternante entre tous ses paysages. Des branches, toujours des branches, des feuilles partout, des troncs de chênes, de châtaigniers, de frênes, mais seulement des troncs, si sensiblement différents, des feuillages toujours semblables, des fougères parfois, quelques champignons si c’est la saison, mais finalement tout est pareil. On a beau marcher, on reste sur la même image. Cette forêt est semblable au vide, même si elle parait remplie, elle s’annule par l’immensité de sa ressemblance. Dans le vide, les jambes ne servent pas, le corps n’existe pas, seule la pensée à des pieds, des pieds avec des orteils qui poussent tous les jours, pour que la pensée s’agite toujours plus vite. La corde coupée, la pensée aux 100000 orteils, la férocité des animaux sauvages qui guettent sans jamais attaquer, qui ne mordent que par leurs yeux, laissant l’effroi dévorer  l’esprit vagabond d’un simple regard. Mais la forêt dans toute la complexité de sa ressemblance, dans l’immensité qu’elle impose à l’esprit zigzagant, au corps écrasé, dissimule bien de sa prestance la simplicité de sa sortie. Aller tout droit sans se poser de question. Ne plus regarder la forêt, avancer tout droit en choisissant n’importe quelle sortie, car il n’y a pas une sortie mais que des sorties. Ne plus regarder la forêt, c’est ne plus regarder le vide, c’est donc mettre, au repos l’esprit, et laisser le corps se retrouver, sentir que les orteils foulent le sol, et qu’il n’y en a que cinq à chaque pied, que l’esprit aime dormir dans le corps, que le corps aime recouvrir l’esprit de sa chaleur par sa friction avec la terre, c’est aller nulle part, juste aller. Une Forêt n’a rien d’un labyrinthe, personne ne l’a mise en place pour piéger. Pas d’énigme à résoudre. On est seul face à soi-même, et c’est la seule ruse qu’impose la forêt. S’oublier pour s’en sortir.

Et croyez-moi ma chère en tant qu’amoureux des forêts, je ne m’y suis jamais vraiment égaré. J’adore laisser vagabonder mon esprit dans cette masse végétale, car les chemins de l’esprit ont une puissance sans égale, mais lorsque la nuit commence à tomber, je retrouve mon corps et j’avance vers...

Par contre pour ce qui est des villes, je vous avouerais que comme elles ont été mises en place par une intention extérieure, elles sont un labyrinthe et donc une succession de piège. « Tourne à droite, tourne gauche, cède le passage, monte au 8ème, prend la rue machin, puis le boulevard truc, t’ouvre la cinquième porte et là t’arrive à la place mes fesses, oh ! un truc à acheter ! Ou j’ai mis mes clés… Impossible de s’y retrouver, une succession de pièges. On s’y perd tous le temps et on en ressort jamais, mais c’est marrant car on peut aussi contribuer à l’édification du labyrinthe. Et ça fait plaisir de savoir que quelqu’un se perdra dans notre bout d’énigme, comme ça nous est arrivé tant de fois par l’intention d’autres. Comme on sait bien qu’on ne peut en sortir, alors autant prendre goût aux énigmes que les autres nous dressent, transformer le labyrinthe en jeux, jeter les dés, et entrer dans la prochaine pièce. Et jouer, jouer tous le temps !

On dirait que je me suis une fois encore égaré dans la forêt des mots !
Je voulais répondre à ton mail, mais je suis parti un peu hors sujet, je ne sais plus ce que je voulais te dire en langage concret. Tant pis, ce n’est pas grave.
Écris-moi Charlotte, J’aimerais tant que tu m’écrives un texte comme tu sais si bien écrire. J’ai besoin de communiquer, et ça m’épuise de parler seul, même si je continuerais car j’aime t’écrire, te parler, te penser… Parle-moi Charlotte.

Je pense à toi. Yann







Yann, 
Ton texte est infiniment puissant, poétique. Tu es vraiment doué et tu as des prédispositions pour « l’évasion »…
Oui, tes lettres, très cher, me font sourire, m'emmènent ailleurs, pour quelques minutes, mais quoiqu'éphémère, le voyage est déjà très beau. Je ne sais quoi te répondre, sur l'instant, j'ai du mal à apprivoiser la ville, les rues, l'air piquant aux tempes lorsque je marche. J'enfouis mes mains dans mes poches et laisse mes jambes fonctionner, Machinalement, mécaniquement. Je ne veux pas être remarquée, je ne veux pas que les gens me parlent. Je traverse, c'est tout, et cela le plus rapidement possible. Je vais d’un point A à un point B. Je n’arrive pas à flâner, à accéder au lâcher-prise. Peur de la contamination. Je ne veux, ne peux pas être citadine. Pas pour l'instant. Je me sens bien trop sauvage, indomptable et vulnérable. Je laisserai la ville m'approcher si elle se montre docile et polie, si elle montre patte blanche et reste neutre.
La forêt me fait bien moins peur, j'y suis habituée. Et puis je préfère les hiboux aux "singes hurleurs"... Même si parfois je préférerais quitter les nids de poules, où ma cheville flanche à chaque fois, malgré que j'eusse remarqué l'obstacle. Je la connais par cœur, mais elle me surprend toujours. Et mon adaptation n'est pas toujours adéquate, dépend de mon humeur et de mes incertitudes.
J'y retournerai sûrement, mais je ne suis pas pressée. Cela ne me réjouit pas, je souhaiterais aller ailleurs. Je sens que la plage m'appelle davantage. Mon esprit aime se calquer sur le va et vient des vagues. Energique, d'un bruit assourdissant, qui efface les traces du passage, l'empreinte maladroite. Qui efface le faux pas...

Bien à toi. Cha